Terres collectives: avant l'actuelle réforme, un long combat féministe

ENTRETIEN. Saida Drissi est l’ex-présidente de l’Association démocratique des femmes au Maroc (ADFM) et militante féministe. Elle a longtemps contribué au renforcement des capacités des femmes dans la conquête de leurs droits, en particulier dans le dossier des terres collectives (Soulaliyate). Retour sur le combat mené depuis des années.

Terres collectives: avant l'actuelle réforme, un long combat féministe

Le 28 juillet 2019 à 15h48

Modifié 11 avril 2021 à 2h43

ENTRETIEN. Saida Drissi est l’ex-présidente de l’Association démocratique des femmes au Maroc (ADFM) et militante féministe. Elle a longtemps contribué au renforcement des capacités des femmes dans la conquête de leurs droits, en particulier dans le dossier des terres collectives (Soulaliyate). Retour sur le combat mené depuis des années.

Les trois projets de lois relatives à la tutelle administrative et à la délimitation des terres collectives, dont celles situées dans le périmètre irrigué, viennent d'être adoptés en séance plénière à la Chambre des représentants.

Même si le parcours législatif n'est pas encore achevé, l'adoption de ces textes par les députés constitue un événement historique. Cette réforme donnera vie au Dahir de 1969 et permettra progressivement la "Melkisation" d'une bonne partie des terres collectives au profit des ayants droit, à commencer par les terres situées en périmètre agricole irrigué.

La propriété des terres sera transférée aux héritiers chacun selon sa quote-part. Ce qui mettra fin aux injustices, notamment à l'égard des femmes, qu'engendre jusqu'à aujourd'hui le système du représentant unique des ayants droit.

Saida Drissi est l’ex-présidente de l’Association démocratique des femmes au Maroc (ADFM), structure qui a long temps milité pour le respect des droits des femmes soulaliyate. Elle a même émis des propositions pour améliorer les projets de lois qui viennent d'être adoptés.

Militante féministe et experte en droit des femmes, Saida Drissi revient dans cet entretien sur son parcours et son combat pour l'accès des femmes à leurs droits.

- Médias24: Comment avez-vous atterri à l'ADFM ?

- Saida Drissi: Quand j'étais étudiante, je faisais beaucoup d'activités parascolaires. La première structure que j’ai intégrée était l’Association de lutte contre le sida (ALCS). A l'époque, j’ai assisté à un atelier sur le code du statut personnel (Moudawana) et c’est à ce moment là que j’ai apprécié le travail de l’ADFM.

Je portais déjà en moi l’étincelle de féministe qui veut le changement. Je me demandais souvent pourquoi je n’avais pas cette liberté, pourquoi je n’avais pas ce droit, pourquoi on m’interdisait ça. J’ai fini par rejoindre d’autres grandes militantes à l'ADFM. Je ne l’ai jamais regretté.

L’ADFM est une école, j’ai appris beaucoup de choses. J’ai pu militer pour la cause féminine. J’ai rencontré d’autres femmes superbes à travers le monde. J’ai pu militer aux côtés des femmes pour qu’elles aient leurs droits, surtout les femmes victimes de violences et les femmes des terres collectives.

-Comment vous êtes-vous appropriée le dossier des femmes soulaliyate ?

- Le sujet est venu vers nous. J’étais responsable du centre Nejma et Rkia Bellot, une soulalya de Kénitra est venue me voir pendant ma permanence, un jour d’avril 2007.

Elle était venue demander l’appui de l’association. Elle m’a exposé la situation au niveau des terres collectives de Kénitra. On avait indemnisé les hommes, on leur avait donné des lots de terrain, on leur avait donné de l’argent. Aux femmes, on avait dit non, vous n'avez aucun droit, parce que vous êtes des femmes et parce que le droit coutumier vous exclut de l’usufruit des terres collectives.

C’était une déception parce qu’avec l’urbanisation, les terres n'étaient plus agricoles. Elles ont d'ailleurs été rachetées par des promoteurs immobiliers. Les sommes étaient faramineuses et les femmes n’ont pas reçu un dirham d’indemnisation. Nous avons vécu cela comme un mépris pour les femmes.

Alors que nous aussi en tant que femmes, nous avions travaillé ces terres, sué dans l’agriculture à côté de nos frères.

C’était la première fois que j’entendais parler de terres collectives. Il fallait comprendre de quelles terres il s’agissait, quels droits étaient en jeu. Là, j’ai fait remonter le problème au bureau. On a en discuté et on a pris en charge le dossier.

L’ADFM est la première association à avoir rendu visible ce problème de droit à la terre. Nous l’avons défendu en tant que cause. A l’époque, ce n’était pas un problème qu’un avocat pouvait résoudre. Le processus était très compliqué. Mais nous avons a aidé cette femme, on devait l’appuyer.

-De quelle manière est-elle venue vous solliciter ?

- Elle est venue avec une liste de signataires qui revendiquaient le droit aux terres. Elle a ramené des documents montrant que les femmes n’étaient pas indemnisées. On s’est dit qu’il fallait organiser un atelier d’experts dans le domaine, avec des agronomes et des experts en droit foncier.

-Qu’est-ce que vous avez fait après sa visite ?

- Nous avions compris que ce sont des terres sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, que c’est la direction des affaires rurales qui gère ces terres, que ce sont les nouabs (des hommes) qui représentent les tribus et que les femmes sont exclues de l’usufruit.

Il fallait être stratège, utiliser un plaidoyer axé sur les connaissances en droit et savoir comment interpeller les décideurs. On a organisé tout un programme de formation.

Le département des affaires rurales et les gouverneurs nous disaient que les femmes ne sont pas reconnues comme des ayants droit. On était étonné de voir que dans un Etat de droit, subsistent des coutumes qui imposent des règles qui privent les femmes de leurs droits.

On s’est battu. Mais face au discours des autorités, on est passé au plan B. C’est-à-dire rendre visible cette cause et alerter les médias. On a organisé une conférence de presse pour parler de cette thématique avec des témoignages de femmes. On a organisé un sit-in devant le Parlement. C’était la première fois qu’on voyait des femmes rurales revendiquant leurs droits.

- Vous rappelez-vous des slogans revendicatifs ?

- «Ma terre est dans ma terre, terre des ancêtres. Mon droit vous l’avez donné aux hommes. J’ai travaillé ma terre et je veux mon droit. Oh mon Dieu, quelle injustice. la femme n'a plus aucun droit», etc.

« أرضي في أرضي، أرض الأجداد. حقي اعطيتوها غير للأولاد. أرضي فيها كديت، حقي فيها بغيت. الله الله على حكرة، ما بقى حق للمرأة »

Beaucoup de slogans en arabe dialectal, lourds de sens. On a même tenu un atelier pour préparer les slogans avec les soulaliyate.

- Comment la presse a-t-elle relayé l'affaire ?

- C’était quelque chose de nouveau et donc le sujet a fait le buzz. Des chaînes espagnoles, françaises ont commencé à s’y intéresser. Les agences de presse étrangères venaient nous voir pour avoir des entretiens avec les femmes.

- Quelle était la réaction des autorités après cette médiatisation ?

- En 2009, le ministère de l’Intérieur a sorti une circulaire relative aux terres collectives de Kénitra. Mais on ne voulait pas d'une circulaire uniquement pour les femmes de Kénitra parce que le problème se pose dans tout le Maroc et cette discrimination touche toutes les femmes.

En 2010, il a sorti une deuxième circulaire pour reconnaître les femmes et leurs ayants droit. Mais la circulaire la plus importante a été publiée après la nouvelle Constitution qui garantit dans son article 19 l'égalité des droits entre les femmes et les hommes dans tous les domaines.

C'était le début du changement. Si les listes des bénéficiaires de terres collectives ne comprenaient que des hommes, elles étaient rejetées par les responsables des affaires rurales. Beaucoup de femmes ont bénéficié de l’usufruit.

Il y a eu un petit changement dans les mentalités. Même si dans beaucoup de régions, il y a eu des résistances. Plusieurs nouabs ont refusé d'appliquer les circulaires.

On a vu le changement également dans les postes de responsabilité. 22 femmes représentent leurs tribus dans l’association des nouabs. Il fallait continuer à militer pour qu’il y ait une loi. Les circulaires ont un impact limité et elles peuvent être changées.

On était la seule association invitée à participer au dialogue organisé par le ministère de l’Intérieur en 2014 sur les terres collectives et le développement. C’était un dialogue résponsable. On a été partout : Oujda, Rabat...

- Que pensez-vous des trois projets de lois sur les terres collectives qui viennent d'être adoptés par les députés ?

Nous sommes satisfaits du projet de loi 62-17 parce que au moins il stipule que les hommes et les femmes vont bénéficier de l’usufruit. Il reconnaît le droit des femmes d’être dans les instances de gestion des terres collectives. S’il y a un litige, les femmes peuvent saisir la justice.

C’est vrai que la loi n’est pas parfaite. Dans l’article 4, il y a la question du respect des coutumes en vigueur. Ce qui atténue la force de la loi mais on reste optimiste. 

L’expression “usufruit selon le principe de l’égalité” ne figurant pas dans la loi, on ne peut dire qu'elle est égalitaire. Elle va régler des problèmes mais la discrimination persistera. Il y a des failles. Le combat continuera peut-être sur les textes d’application. C’est dans l’application que les failles font surface.

-Qu’en est-il des parlementaires avec qui vous avez travaillé ?

-Ils n’ont pas pu défendre le principe égalitaire. Quand on a fait le plaidoyer, les membres de la commission parlementaire n’ont pas pu forcer la main du ministère de l’Intérieur et faire passer le mot égalité. On est déçu.

-Qu’en est-il dans les pays voisins ?

-Apparemment, ce n’est pas spécifique au Maroc. Le problème existe en Tunisie, en Algérie, au Sénégal et même en Palestine. Les femmes ont bougé au Maroc. Il faut capitaliser sur l’expérience des femmes soulalyate au Maroc pour faire changer les choses.

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