Fatna Sarehane : « Une partie de la magistrature veut imposer l’idée que nous sommes un ordre social conservateur »

Fatna Sarehane, militante féministe de longue date et juriste renommée spécialisée dans le statut personnel, revient pour Médias24 sur la récente décision de la cour de Cassation, qui a estimé qu’un enfant « illégitime » n’est aucunement lié au père biologique, ni par la filiation parentale, ni par la filiation paternelle.

Fatna Sarehane : « Une partie de la magistrature veut imposer l’idée que nous sommes un ordre social conservateur »

Le 28 avril 2021 à 14h56

Modifié 28 avril 2021 à 15h44

Fatna Sarehane, militante féministe de longue date et juriste renommée spécialisée dans le statut personnel, revient pour Médias24 sur la récente décision de la cour de Cassation, qui a estimé qu’un enfant « illégitime » n’est aucunement lié au père biologique, ni par la filiation parentale, ni par la filiation paternelle.

Fatna Sarehane estime qu’une partie de la magistrature n’est pas au diapason avec la société marocaine. A l’image des militantes féministes avec lesquelles Médias24 s’est récemment entretenu, elle dénonce la déresponsabilisation des pères et des hommes en général, que cette décision de justice ne fait que conforter. Elle prévient également sur l’impact, à long terme, d’une telle décision, sur l’avenir de ces enfants et redoute la création de générations « boomerang ».

Quelle lecture faites-vous de cette décision de justice de la Cour de cassation ? Faut-il y voir le poids de la religion et/ou de la morale ?

A mon sens, aucune des deux lectures ne peut expliquer cette décision. On ne doit y voir ni le poids de la religion, ni celui de la morale. Priver un enfant de son identité est une injustice que l’enfant devra assumer toute sa vie durant. De surcroît, cette décision ne peut s’expliquer par une référence religieuse, musulmane s’entend, car l’Islam, religion de tolérance, d’équité et de justice, ne doit pas faire peser sur un enfant le poids d’une erreur de deux adultes. Comme le poids de la morale ne saurait la justifier non plus. N’est-ce pas immoral de lâcher dans la nature un enfant sans identité qui risque de croiser le chemin de son frère ou de sa sœur, voire même de son père et se marier avec lui ?

Qu’est-ce qui explique alors cette décision ?

La volonté de certains membres de la magistrature d’imposer aux Marocains le fait que nous sommes un ordre social conservateur. Cette attitude, on la rencontre dans la plupart des décisions relatives aux nouveaux textes du droit de la famille. Ainsi, quand le législateur impose la majorité matrimoniale à 18 ans, avec une exception en cas de nécessité, des juges autorisent à tour de bras le mariage des mineures, au point que l’exception est devenue la règle. La polygamie est soumise à autorisation avec, entre autres conditions, que l’homme dispose de moyens financiers nécessaires pour entretenir deux familles (art. 41). Or nos juges ne s’arrêtent jamais à la deuxième autorisation… Les exemples d’une volonté d’avancer à reculons ne manquent pas dans notre jurisprudence. Si quelques commentateurs voient dans cette décision le poids de la religion et/ou de la morale, c’est de la religion et de la morale des juges qu’il s’agit et non celles de la société. Car cette dernière est bien en avance.

Par cette décision, quel message les juges envoient-ils à la société marocaine ?

Les juges de la cour de cassation font passer un message à la société en général, et aux hommes marocains en particulier. Concernant la société, ces juges se montrent fermes : les enfants nés hors mariage n’auront aucun droit sur leur géniteur. Ainsi tournent-ils le dos à la société alors qu’ils sont censés protéger ses intérêts. Car il y va de l’intérêt social de ne pas laisser des citoyens à la marge. Ces enfants, lorsqu’ils grandissent et au moment où ils auront le plus besoin d’affirmer leur personnalité, se retrouveront sans identité, stigmatisés et rejetés. Ces juges sont-ils conscients qu’ils contribuent à la création de générations « boomerang » : les enfants qu’ils privent aujourd’hui d’une identité, de leurs droits fondamentaux, reviendront plus tard devant eux remplis de haine et de rancœur après avoir sombré dans la délinquance.

Concernant les hommes marocains, les juges les dédouanent, comme ils doivent penser qu’ils se dédouanent eux-mêmes. Cette décision est un sauf-conduit qui donne aux hommes le droit d’avoir des relations sexuelles à droite et à gauche, sans même prendre les précautions d’usage. Cette décision les absout… La conscience tranquille, ils ne seront jamais inquiétés de devoir rendre des comptes et assumer une quelconque responsabilité, envers une progéniture qu’ils auront engendrée partout à leur guise. Cherchez la justice…

En 2017, le tribunal familial de Tanger avait reconnu, pour la première fois au Maroc, la filiation parentale au profit de cette enfant née hors mariage. Ce jugement de première instance, historique, avait ensuite été annulé par la Cour d’appel. C’est justement cette annulation que vient de conforter la plus haute juridiction du Royaume. Cette décision est donc aussi un immense pas en arrière. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Un tel revirement de jurisprudence met à rude épreuve l’impartialité des juges et ne peut que nous plonger, en tant que citoyens, dans l’incertitude. A quoi bon légiférer pour mettre notre législation au diapason des lois les plus avancées si, à l’occasion d’une affaire qui touche les convictions de certains, on met ces lois de côté pour revenir au droit musulman classique dans ses applications les plus conservatrices ? On est en droit de se demander où est l’impartialité des juges face à cette décision.

En effet, après toutes les réformes qu’a connues le droit marocain ; après l’avènement d’une constitution qui a consacré tout un titre aux droits et libertés fondamentaux, et qui stipule dans son article 32 que l’État « assure une égale protection juridique et une égale considération sociale et morale à tous les enfants, abstraction faite de leur situation familiale », ainsi que les dispositions de l’article 7 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant que le Maroc a ratifiée sans réserves, qui garantit le droit de l’enfant de connaître ses parents, on trouve encore des magistrats qui invoquent les règles du fikh ; règles qui considèrent que l’enfant né hors mariage « ne mérite aucun dédommagement, car il résulte d’un fait illégal, auquel sa mère a pris part ». Ce fait illégal n’est-il pas imputable à cet homme qui, en application de l’article 77 du code des obligations et des contrats, doit réparation à la victime ?

Certains de nos magistrats ont besoin de sortir de leur zone de confort pour affronter la réalité de notre société sans recours au rétroviseur ; une société où les relations humaines changent grâce à l’évolution des libertés individuelles. Les valeureux foukaha auxquels se réfèrent certains de nos juges, grâce à leurs efforts, ont trouvé des solutions pour résoudre les problèmes de leurs contemporains. A nos juges de rendre à la jurisprudence son véritable rôle pour faire avancer le droit pour le bien-être de leurs concitoyens. Peut-être qu’un jour ils en auront besoin pour se faire une justice en phase avec leur époque.

Filiation, égalité dans l’héritage, liberté des relations sexuelles, droit de rompre publiquement le jeûne pendant le ramadan… Quelles sont, selon vous, les réformes prioritaires ?

A l’exception de la filiation, les autres domaines ont un rapport avec des droits individuels qui ont pour but d’améliorer notre quotidien. Soyons altruistes en privilégiant la réforme de la filiation pour ne jamais trouver un enfant sans passé et avec un présent incertain… Offrons-leur un avenir qui leur permette de s’épanouir pour le bien d’une société sans citoyens marginalisés. Nous y gagnerons toutes et tous.

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