Le lucide constat de Azdine Nekmouche, ex-président de l'ordre des architectes

ENTRETIEN. Azdine Nekmouche vient d’achever un mandat de quatre ans à la tête du Conseil national de l’Ordre des architectes. Dans cette interview, il revient sur son bilan et les nombreuses problématiques qui entravent encore la profession.

Le lucide constat de Azdine Nekmouche, ex-président de l'ordre des architectes

Le 5 juillet 2021 à 17h28

Modifié 5 juillet 2021 à 19h44

ENTRETIEN. Azdine Nekmouche vient d’achever un mandat de quatre ans à la tête du Conseil national de l’Ordre des architectes. Dans cette interview, il revient sur son bilan et les nombreuses problématiques qui entravent encore la profession.

Depuis mai dernier, Azdine Nekmouche n’est plus président du Conseil national de l’Ordre des architectes. Dans cet entretien, il déplore que les architectes ne soient pas suffisamment intégrés à la conception des plans d’aménagement, dont il pointe la vision trop « politique », trop « administrative », au détriment d’une vision réellement architecturale. Il s’inquiète également de la précarité des architectes, qui va grandissante, depuis la crise du Covid-19, et de l’impartialité des jurys lors des concours.

Médias24: Vous venez de terminer votre mandat. En quelques mots, quel est votre bilan ? Que laissez-vous comme problématiques et pistes de travail ?

Azdine Nekmouche: Mon bilan est celui de toute une histoire de l’architecture au Maroc.

Pendant des années, une petite partie du pays a été construite avec des architectes, tandis qu’une autre partie, beaucoup plus grande, a été réalisée sans architectes.

La plupart du temps, les architectes ont été utilisés simplement à dessein d’autorisation de construire. On a dévié, dévoyé leur mission réelle, qui est la réalisation d’un espace de vie, d’une société qui puisse s’épanouir dans un cadre bâti et conférer aux individus qui y vivent un sentiment de citoyenneté, d’appartenance à une société qui leur a donné quelque chose.

Or les architectes, la plupart du temps, ont été écartés de nombreuses décisions. Les moyens n’ont pas été donnés aux différents corps d’État d’être professionnels. On ne peut pas responsabiliser un architecte pour réaliser des bâtiments dans les règles de l’art tant que tous les corps d’État n’ont pas les connaissances et les compétences pour. Certains corps d’État ne sont effectivement pas professionnels, pas encadrés…

Quand on circule dans nos villes et nos campagnes, on n’est pas fier de voir ce qui est érigé. Beaucoup de quartiers ne sont pas beaux et bons à vivre. Le Maroc a pourtant une architecture ancestrale et des compétences reconnues mondialement, mais malheureusement, elles ne sont pas utilisées. Beaucoup d’architectes n’ont pas la possibilité ni les moyens de réaliser, de concevoir…

L’architecte doit être proche du gouvernement dans son entité : il ne réalise pas simplement l’habitat où vous dormez, mais un espace de vie qui concerne le travail, l’animation, l’éducation, la santé, le culte, le loisir, la culture… Tous ces éléments qui font que vous pouvez vous sentir bien dans un espace de vie conçu par des architectes.

Malheureusement, on ne les appelle pas dans ce sens ; on les interpelle à la fin, lorsque c’est trop tard.

-Justement, pourquoi les architectes ne sont-ils pas impliqués en amont dans les plans d’aménagement au Maroc ?

-Des plans d’aménagement sont lancés par les agences urbaines ou réalisés en interne en faisant appel à des architectes. Mais ces plans sont-ils réellement appliqués à la lettre, conformément aux recommandations des architectes ? Ça, c’est autre chose.

De plus, les architectes n’ont pas toujours la possibilité de mettre en avant et de défendre leur vision réelle. Le poids de l’administration est trop important. On n’est donc plus dans une vision architecturale, mais administrative, politique, lobbyiste…

Les architectes ne sont pas non plus impliqués dans le lancement des études concernant les plans d’aménagement. Il devrait au contraire y avoir des concertations avec les architectes, mais aussi avec les urbanistes, les sociologues, les associations de quartier… afin de repenser la ville ensemble. Or il n’y a pas cette concertation car les architectes ont une vision plus globale ; ils s’inscrivent dans une perspective de réduction de la densité, alors qu’au Maroc, on fait beaucoup plus du remplissage et de la densification que de l’urbanisme en tant que tel.

L’urbanisme consiste à donner à respirer aux bâtiments pour que les citoyens respirent. Heureusement, certaines villes se mettent aujourd’hui au vert car il est inadmissible qu’avec la crise sanitaire, on reste très en-dessous des normes internationales, en termes de superficie vitale, d’espaces verts par citoyen.

Il faut dire aussi que le système du plan d’aménagement est révolu aujourd’hui. Le changement climatique et les énergies nouvelles appellent à une modification des principes de l’urbanisme. On doit être constamment à jour. Les plans d’aménagement doivent avoir des options de modification et de remise en état par rapport à des situations qui évoluent. Et il faut que les architectes soient pleinement intégrés à toutes ces décisions.

-Concernant la généralisation de l’AMO et de la CNSS pour les professions libérales, beaucoup d’architectes considèrent qu’ils n’ont pas suffisamment de revenus et que les taux de contribution sont trop élevés. Qu’en pensez-vous ?

-Les taux sont effectivement trop élevés compte tenu de la situation actuelle : la profession est en crise depuis plusieurs années et le Covid-19 n’a rien arrangé. Nous avons notamment des problèmes liés aux commandes publiques : les architectes dépensent de l’argent dans le cadre de la réalisation de leurs projets mais ils n’en font pas rentrer parce qu’ils ne sont pas payés à temps.

Certains confrères attendent des années et des années avant d’être payés, malgré toute la bonne volonté des autorités qui mettent en place des plateformes numériques pour débloquer cette situation. Mais concrètement, sur le terrain, beaucoup d’architectes ne sont pas payés pour le travail qu’ils effectuent. Un architecte peut toucher 100.000 dirhams d’un coup, puis ne plus rien toucher pendant deux ans. C’est donc très instable.

Ce qu’il faut, c’est donner la possibilité à l’Ordre des architectes de dispatcher les commandes publiques entre les architectes. Lorsqu’ils auront une garantie annuelle qui leur permettra d’avoir un fonds de roulement, de faire tourner leur cabinet et de payer leur cotisation à la CNSS, ils n’auront plus à se plaindre.

Pour l’heure, nous avons obtenu un certain nombre de modifications concernant les décrets de passation des marchés afin, justement, que l’Ordre des architectes puisse répartir les commandes publiques entre les architectes. Le but est qu’ils puissent vivre convenablement de leur travail.

-Parlons à présent des concours concernant les projets : sont-ils réellement transparents ? Les membres des jurys sont-ils suffisamment compétents et impartiaux ?

-C’est le rêve de toute la profession de pouvoir participer à des concours dans la transparence et l’équité, mais ce n’est pas le cas. Le problème, c’est que les concours sont organisés alors même que le lauréat est déjà connu.

Beaucoup de cabinets participent à des concours qui sont finalement annulés le jour du dépôt du dossier, ou la veille. Ils dépensent un argent fou pour se préparer et leur travail tombe à l’eau du jour au lendemain. Ils se ruinent et se retrouvent dans des situations extrêmement délicates. C’est inadmissible que des projets soient lancés sous forme de concours ou consultations tandis qu’ils ne respectent pas les règles éditées par le décret de passation des marchés.

C’est un irrespect envers le travail de tous ces architectes qui ne sont évidemment pas dédommagés. C’est pour cela que beaucoup songent à quitter le Maroc car ils ne voient pas le bout du tunnel. Si on ne fait rien, l’hécatombe se poursuivra. Nous n’avons plus le droit d’éjecter nos compétences.

Il y a aussi le problème des jurys : il faut être sûr et certain que les membres des jurys sont intègres… et certains ne le sont pas, nous en avons informé les différents maîtres d’ouvrage. L’Ordre des architectes n’est même pas convié à ces jurys ; or qui mieux que des architectes pour juger d’un projet d’architecture ? On se bat pour que l’Ordre soit partie prenante dans tous les jurys.

-De plus en plus de jeunes rejoignent l’architecture. Qu’en pensez-vous, au vu de votre regard sur les difficultés de la profession ?

-Je les félicite de continuer à vouloir être architectes ; c’est un combat incroyable. Les architectes passent plus de temps à courir dans les administrations pour avoir des autorisations de construire qu’à réaliser leurs projets… Ils sont confrontés à des intervenants qui n’ont même pas les compétences nécessaires.

Les nouveaux arrivants sont donc bien là, mais si les commandes publiques ne sont pas dispatchées correctement par l’Ordre des architectes, ils ne pourront pas travailler et réaliser leurs projets. C’est un métier noble. L’architecture devrait être d’utilité publique. Ne décevons pas ces jeunes.

-Le matériau utilisé pour revêtir la façade du grand théâtre de Rabat a été entièrement créé par les ingénieurs de l’architecte Zaha Hadid. Cela ne fait-il pas courir le risque que l’architecture devienne trop technique ? Auquel cas, le Maroc ne serait-il pas handicapé par rapport aux pays du Nord ?

-Le Maroc ne peut être handicapé nulle part, y compris dans l’architecture. D’ailleurs, parmi l’équipe d’ingénieurs qui ont travaillé aux côtés de Zaha Hadid et tant d’autres grands architectes figurent aussi des Marocains.

L’architecte utilise à la fois l’art et la technique. Aujourd’hui, on ne peut pas ne pas tomber dans le volet technique : les nouveaux éléments, les innovations nous invitent à nous mettre à jour. Il y a tellement de choses nouvelles qui sortent tous les jours ! On ne peut pas faire fi de toutes ces innovations et cela ne signifie pas qu’on doive, en tant qu’architectes, abandonner le volet artistique.

Ces innovations nous permettent simplement de concevoir mieux, de produire mieux et d’offrir aux citoyens une meilleure qualité de vie. Et ceci n’est valable que si toutes les équipes sont professionnalisées. La profession doit être en permanence en éveil face à des techniques nouvelles qui risquent de défigurer et transformer notre patrimoine, comme aujourd’hui certains ministères pensent à l’architecture modulaire.

Donc oui aux techniques et aux nouveautés d’intérêt général, mais pas au détriment de nos richesses.

-Enfin, n’utilise-t-on pas trop de béton pour la réalisation des bâtiments ? Les techniques constructives ancestrales marocaines n’ont-elles pas une place à prendre ?

-Nous avons effectivement de très beaux projets réalisés par des confrères qui ont utilisé des techniques nouvelles, mais adaptées à l’art traditionnel marocain.

Nos ancêtres vivaient très bien dans leur maison en pierre et leur chaumière en pisé. Ce sont des matériaux de grande qualité qui donnent une très bonne efficience en termes d’efficacité énergétique, contrairement à beaucoup de matériaux nouveaux. Nous avons au Maroc nos propres matériaux et devons encourager la production locale, qui a évolué avec des techniques de construction plus modernes.

Nous avons également des architectes qui ne touchent pas au béton et réalisent pourtant des espaces de vie de grande qualité. Les compétences locales doivent être encouragées au lieu d’aller les chercher à droite et à gauche.

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