Sur les traces des nomades de l’Oriental 

Depuis les temps préhistoriques, l’Oriental est une terre de nomades. Une philosophie de vie ancrée dans cette région et qui se poursuit à notre époque dite moderne. Mohamed Mahdi, professeur de sociologie rurale à l'École nationale d'agriculture de Meknès, nous mène sur les traces des nomades de l’Oriental, en dehors des sentiers battus et de l'imagerie folklorique.

Sur les traces des nomades de l’Oriental 

Le 8 mai 2022 à 11h00

Modifié 8 mai 2022 à 11h02

Depuis les temps préhistoriques, l’Oriental est une terre de nomades. Une philosophie de vie ancrée dans cette région et qui se poursuit à notre époque dite moderne. Mohamed Mahdi, professeur de sociologie rurale à l'École nationale d'agriculture de Meknès, nous mène sur les traces des nomades de l’Oriental, en dehors des sentiers battus et de l'imagerie folklorique.

Le nomadisme, c'est se sentir chez soi là où l’on se trouve dans le monde. C’en est même le principe fondateur. De la préhistoire des hommes chasseurs-cueilleurs à ce jour, le nomadisme a évolué, s'adaptant bon gré mal gré. Alors, si aujourd’hui on reste songeur face à ce style de vie particulier, nous n’en restons pas moins les descendants de ces voyageurs. L’histoire de l’humanité est faite de déplacements, de voyages. Les nomades des temps modernes - et ils sont de plus en plus rares - continuent, à leur manière, de perpétuer cette tradition.

Mohamed Mahdi, sociologue de la ruralité, enseignant

Au Maroc, la région de l’Oriental a longtemps constitué un formidable terrain pour les nomades. Mohamed Mahdi, professeur de sociologie rurale à l'École nationale d'agriculture de Meknès, nous explique pourquoi. « C’est un territoire steppique constitué de terres de parcours, c’est-à-dire de terres à vocation pastorale. La superficie des parcours de l’Oriental est estimée à environ cinq millions d’hectares. Ces parcours s’étendent du nord au sud et permettent aux éleveurs de nomadiser entre les parcours d’hiver, Dahra au nord, et les parcours d’été, Sahra au sud. » Notre interlocuteur est l’auteur du livre référence Culture et patrimoine des nomades : les Bni Guil du Maroc oriental, publié en 2018 aux éditions Cardère.

La vie sous les étoiles… et la tente

Le sociologue nous apprend que la culture et le patrimoine des nomades du Maroc oriental font partie d’un univers de pasteurs (éleveurs) que l’on trouve dans de nombreuses régions du monde. « Mais ils ont des particularités culturelles qui les rapprochent davantage des nomades du Sahara du sud du Maroc et des Baydanes de la Mauritanie », précise-t-il. Ces particularités communes que l’anthropologue et ethnologue français Pierre Bonte, auteur de l’ouvrage Les derniers nomades publié aux éditions Solar en 2004, a nommées « culture de la Badiya » regroupent les valeurs attachées à l’élevage, au nomadisme et à la vie sous la tente.

Le nomadisme est donc un mode de production pastorale qui repose sur un élevage extensif et dépendant des parcours, et un style de vie défini par la vie sous la tente, la mobilité - tarhal en arabe -, et une organisation tribale. Il repose, selon Pierre Bonte, sur « des fondements matériels et d’autres immatériels d’ordre cognitif et symbolique ».

« L’espace de vie des nomades de l’Oriental, c’est la steppe, Sahb, qui renvoie au mot arabe Badiya, lui-même rattaché à celui de badw, bédouin. C’est donc une culture et un patrimoine nomades bédouins. Les nomades de l’Oriental se disent A’rab, Arabes, ou A’roubia, ou encore des habitants de Laa’roubia », précise Mohamed Mahdi.

Géographies nomades

Le mode de vie des nomades de l’Oriental est adossé à une organisation tribale, la tribu étant constituée de groupes ethniques : factions, douars, lignages. « L’activité pastorale de la tribu est organisée autour du ‘campement du nomadisme’. Le Douar ou Farqa constitue l’unité traditionnelle de base de déplacement et d’organisation de la vie nomade. Chaque campement de nomadisme est composé d’un noyau central, représenté par une grande et puissante tente, Khaïma Kbira, et des tentes satellites composées des familles de la grande tente, de ses clients et serviteurs », détaille notre interlocuteur.

La géographie des nomades, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’est pas investie arbitrairement. Le voyage et le déplacement ne se font jamais de manière anarchique. Les deux notions de temps et d’espace sont maîtrisées. En termes plus savants, Mohamed Mahdi développe cette philosophie du voyage : « Le territoire pastoral est subdivisé en Woulf pastoraux. Le Woulf, littéralement ‘lieu habituel’, étant une aire de mouvance d’un groupe ethnique, où sont situés ses parcours d’été, Woulf Arbia’a, et d’hiver, Woulf Ach’ta, ses terres de cultures, ses ressources en eau. Le droit coutumier, Orf, régit l’utilisation des Woulf. Enfin, la conduite technique des troupeaux repose sur la mobilité (ou voyage), c'est-à-dire, le nomadisme ou la transhumance horizontale entre les parcours d’hiver (Dahra) et d’été (Sahra). »

Mais il arrive parfois que, en raison de conditions climatiques et météorologiques, ce mode opératoire change. Pour les nomades de Bni Guil, par exemple - une tribu arabe arrivée dans l’Oriental au Xe siècle, au temps des Fatimides -, et en cas de nécessité ou de forte sécheresse appelée Jdoub, ils nomadisent hors de leur territoire. Des pactes pastoraux établis par le passé permettaient ainsi des échanges de droits d’usage des parcours entre nomades de différentes tribus.

Y a-t-il un lien entre cette tribu et la célèbre race ovine 'Bni Guil' ? Mohamed Mahdi nous le confirme. "Le nom de la race ovine vient de la tribu Bni Guil. Les éleveurs l’appellent Daghma ou Hamra, en référence à sa couleur brune. Les poètes nomades chantent ses qualités et sa beauté. La mention 'Indication géographique protégée viande agneau Bni Guil' a été reconnue à cette race en 2011."

Patrimonialisation vs folklorisation

Au-delà du style de vie des nomades qui persiste dans certaines régions, selon un autre mode opératoire, la valeur patrimoniale et culturelle que nous ont léguée ces voyageurs est incontestable. Dans son ouvrage consacré à cet héritage, le sociologue du monde rural écrit que « les nomades ont façonné une fascinante culture, participant à la richesse et à la diversité du patrimoine culturel matériel et immatériel marocain et, par la même, à la grandeur du patrimoine de l’humanité ».

Les fondements matériels de la société des Bni Guil sont représentés, selon le spécialiste, par l’élevage pastoral de moutons, de chèvres, de dromadaires ; les produits dérivés de cet élevage (la laine, les poils, la viande, le lait, le beurre) ; leur transformation à travers l’art culinaire et l’artisanat, en habitat, tente, divers mets et produits alimentaires conservables, mobilier, articles d’habillement et ustensiles de cuisine. Il s’agit là de « la culture matérielle des nomades ».

Du matériel au symbolique

Quant à la culture immatérielle des nomades, « les fondements cognitifs et symboliques sont représentés, d’une part, par tous les savoirs et savoir-faire consubstantiels au mode de vie dans la steppe et à ses contraintes, comme les techniques d’élevage, les connaissances de la faune et de la flore, du climat et de la météorologie, la médecine et la pharmacopée traditionnelles. Et, d’autre part, par les normes qui régissent la vie sociale et les rapports sociaux, les traditions orales, les coutumes, la langue, les activités rituelles et artistiques comme la musique et la danse et les arts de la table », décrit le professeur de sociologie rurale à l'École nationale d'agriculture de Meknès. Il estime que, dans une perspective de conservation et de transmission de cette culture, il y a lieu de procéder à la patrimonialisation de certains éléments culturels nomades.

Une patrimonialisation qui n’est pas sans risque. L’anthropologue Pierre Bonte, qui a étudié depuis plus de trente ans les sociétés nomades, évoque dans son ouvrage une folklorisation de leur mode de vie et de leur culture, qui n’est qu’une des conséquences de leur marginalisation. Cependant, les nomades, d'après lui, « résistent à leur disparition programmée en réaffirmant leur valeur culturelle et leur refus de l’uniformisation apportée par la mondialisation ».

Sédentarisation et migration

Car, il faut le dire, le style de vie adopté par les nomades a connu de nombreux changements, sous l’effet notamment des sécheresses récurrentes et du dérèglement climatique. Cela a entraîné la sédentarisation ou l’abandon du nomadisme. Le sociologue Mohamed Mahdi nous décrit cette mutation. « Cette sédentarisation a pris plusieurs formes : la fixation dans une tente ou dans un abri sur le parcours, l’habitation dans une maison en dur dans un centre urbain, ou bien dans une tente ou dans un abri de fortune à sa périphérie. L’éleveur se replie donc dans un centre urbain ou à sa périphérie pour y exercer un ‘élevage des villes’ combiné à d’autres activités, comme journalier par exemple. »

L’autre changement cité par l’expert est la motorisation du nomadisme à travers l'usage d'un camion pour le déplacement de la famille et des animaux, ou de citernes tractées pour chercher l’eau. Puisque désormais l’eau vient au troupeau et non l’inverse, comme c’était le cas auparavant.

Les nomades de l’ère moderne ont recours à la technologie. Il s’agit par exemple de « l’usage du téléphone potable pour prospecter les parcours ou la situation du marché au bétail, et communiquer avec les bergers ou les membres de la famille », illustre Mohamed Mahdi. Le sociologue évoque également, comme principal changement du mode de vie de ce peuple voyageur, la renonciation à l’activité d’élevage. Elle a concerné plusieurs nomades qui ont perdu leur capital (cheptel). Il s’agit là d’un abandon pur et simple de l’activité pastorale pour une reconversion à d’autres métiers.

L’autre phénomène qui touche également les nomades - c’est aussi le cas des sédentaires ces dernières décennies - est la migration interne et internationale qui s’est beaucoup développée. Il s’agit de « la migration interne des éleveurs à destination de toute la région de l’Oriental, de Jerada à Berkane et de Oujda à Guercif, et des villes en dehors de l’Oriental.

Cette migration peut être le fait d’éleveurs qui continuent à exercer l’activité d’élevage tout en diversifiant leurs activités, ou d’éleveurs qui sont sortis de l’activité d’élevage. Cette migration s’apparente à un exode de la campagne vers la ville. La migration internationale vers le sud de l’Espagne où les émigrés travaillent comme ouvrier agricole. Cette migration va prendre de l’ampleur à partir des années 1990 jusqu’en 2000.

Il y a toutefois une particularité : l’émigré ne coupe pas le lien avec son lieu d’origine. Une grande partie de ces émigrés pratiquent un va-et-vient entre l’Espagne et leur lieu de résidence, et n’abandonnent pas l’élevage laissé sous surveillance des autres membres de la famille », nous apprend notre interlocuteur.

À l’épreuve du temps

Comment vivent aujourd’hui les Bni Guil de l’Oriental, et quel est leur rapport à la société dite moderne ? La réponse de Mohamed Mahdi est lapidaire : « Les nomades d’aujourd’hui vivent très mal et gèrent leur précarité. Il s’ensuit une déprise de l’élevage pastoral. » Le sociologue nous explique qu’en effet, les jeunes et les femmes se détournent du nomadisme, aspirant à une vie différente de celle de leur aïeuls, jugée pénible et non rentable. « Actuellement, nombreux sont ceux qui continuent à perpétuer ce mode de vie faute d’alternative. Ils vivent constamment sous la menace de la sécheresse et du renchérissement des prix des aliments de bétail. Ils vivent dans l’isolement de leur parcours (appelé Lakhla), tout en étant connecté à la société moderne par le téléphone, les moyens de transport et surtout par le marché. »

La rupture avec les pratiques du passé est aujourd’hui claire : le nomade achète pratiquement tout sur le marché pour se nourrir, se vêtir et même pour se loger. « Les temps où les femmes tissaient la laine pour produire les Flij nécessaires à la fabrication des tentes, des étoffes pour les habits, autres couvertures et tapis, sont révolus », souligne le professeur de sociologie rurale. Ces anciennes tentes tissées ont cédé la place à la tente en toile, plus pratique et facile à transporter. Les habits, tapis et couvertures sont également achetés au souk. « Et c’est aussi sur le marché que le nomade écoule ses produits animaux. En cas de pénurie d’herbe, le nomade est contraint d’acheter des aliments de bétail, ce qui le rend très dépendant du marché national et international des céréales, de la spéculation des intermédiaires et des fluctuations des cours des bourses internationales », précise Mohamed Mahdi.

Assiste-t-on pour autant à la fin programmée du nomadisme ou, du moins, de ce qu’il en reste ? Rien n’est moins sûr.

Sources bibliographiques :

- Culture et patrimoine des nomades : les Bni Guil du Maroc oriental, Mohamed Mehdi, publié en 2018 aux éditions Cardère

- Les derniers nomades, Pierre Bonte, publié en 2004 aux éditions Solar

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