Ngaire Woods

Doyen de la Blavatnik School of Government 

Former une nouvelle élite

Le 3 mai 2021 à 15h33

Modifié 3 mai 2021 à 15h37

Le 8 avril, le président français Emmanuel Macron annonçait qu’il allait fermer l’école française d’élite, ouverte sur concours au niveau du 3e cycle des études supérieures et destinée à former les hauts fonctionnaires, la célèbre Ecole nationale d’administration (ENA). Macron, lui-même énarque, prétend encourager l’égalité des chances et l’excellence, et doter l’administration publique de meilleures capacités de réponses aux crises comme celle du Covid-19. Mais la suppression de l’ENA ne représentera probablement qu’un petit pas dans cette direction.

OXFORD – Ironie de l’histoire, l’ENA fut créée en 1945 parle le général Charles de Gaulle pour renouveler les élites françaises et en finir avec un système de cooptation et de nomination d’affidés qui avait produit une administration publique inefficace et corrompue. L’admission à l’Ecole était donc conditionnée par la réussite au concours, et les admis étaient rémunérés durant leurs études.

Un siècle plus tôt, au Royaume-Uni, la réforme Northcote-Trevelyan, qui s’appuyait sur l’expérience acquise par sir Charles Trevelyan dans sa lutte pour éradiquer la corruption des services publics aux Indes britanniques, tout comme sur l’exemple de la Chine impériale, avait eu pour but de mettre en place un recrutement fondé sur le principe d’un concours ouvert et de favoriser le mérite dans la promotion des carrières. Par la suite, presque tous les pays, des Etats-Unis, du Japon et de la Chine au Ghana et au Nigeria, ont cherché à inscrire la méritocratie dans leur administration publique, beaucoup recourant pour ce faire à des examens.

La limite du système des examens

Le problème est aujourd’hui que le système des examens ne parvient plus à identifier les talents ni à égaliser les chances, mais nourrit au contraire un marché qui ne cesse de croître, spécialisé dans des classes préparatoires privées et coûteuses au bénéfice des étudiants fortunés. Ainsi, alors que 29% des élèves de l’ENA étaient issus en 1950 des milieux populaires, ils n’étaient plus que 9% en 2003.

De même, les épreuves standardisées à l’entrée des universités américaines, originellement destinées à étendre le vivier des candidats aux meilleurs établissements par-delà les postulants issus des très sélectifs lycées privés, sont aujourd’hui considérées comme une validation des privilèges qui ne dit pas son nom. On a assisté cette année à une révolution, lorsque les perturbations dues au Covid-19 ont contraint les services d’inscription des universités à considérer comme facultatifs les examens d’entrée. Il s’est ensuivi une très forte hausse des candidatures dans les meilleures facultés et des effectifs beaucoup plus divers en première année. L’université de Californie à Los Angeles fait état, par exemple, d’une augmentation de 48% des candidats afro-américains, de 33% des candidats hispaniques et de 16% des candidats amérindiens.

Au Royaume-Uni, les élèves issus des établissements privés et payants avaient, récemment encore, sept fois plus chances d’obtenir une place à Oxford ou à Cambridge que celles et ceux issus des établissements publics non sélectifs. Oxford fait désormais usage de données contextuelles prenant en compte l’environnement individuel des étudiants afin de mieux évaluer leur acquis, ce qui accroît la diversité en licence.

Se pose alors le problème des universités d’élite proprement dites qui s’appuient massivement sur les examens pour évaluer, former et classer leurs élèves, comme, on le sait, faisait l’ENA (Macron est sorti cinquième de sa promotion). Une approche plus efficace consisterait à donner plus d’importance aux compétences interpersonnelles, essentielles à la qualité du service public, et s’attacherait à apprendre comment mobiliser, soutenir et encourager les autres, ainsi qu’à discerner leurs capacités. Une fonction publique ouverte à la diversité ne sera plus efficace qu’à condition que celles et ceux qui la dirigent sachent faire de cette diversité une force.

L’ENA offrait une solution à deux problèmes majeurs. En 1945, la France avait besoin d’attirer les meilleurs talents possibles au sein de sa fonction publique afin de se reconstruire après la Seconde Guerre mondiale. De même, le gouvernement devait comprendre et représenter un large éventail de citoyens, riches et pauvres, et prouver qu’il pouvait les servir mieux que ne l’aurait fait le communisme.

Aujourd’hui, de nombreux gouvernements sont confrontés à une tâche similaire. Pour reconstruire rapidement après la pandémie (ce que la Chine fait déjà), ils doivent intervenir alors qu’ils se sont tenus pendant des dizaines d’années en retrait. Ils doivent aussi rebâtir la confiance de l’opinion, face au puissant rejet populiste dont fait l’objet une puissance publique «élitiste».

Maintenir le gouvernement au poste de pilotage

Les admissions dans les écoles destinées à former les administrateurs devraient donc refléter les besoins du secteur public plutôt qu’entériner la commodité administrative. Cela pourrait signifier qu’elles résulteraient moins des performances aux épreuves que d’autres façons d’évaluer les capacités, qui demandent du temps, un jugement expérimenté et des moyens suffisants pour être imaginées et mises en œuvre. La formation des cadres de la fonction publique requerrait aussi des corps du secteur public qu’ils investissent pour contribuer aux études de leurs collaborateurs; de même, d’importantes levées de fonds seraient nécessaires pour qu’un large éventail d’étudiants puisse suivre les cours.

Le maintien de ces cadres dans la fonction publique est une autre difficulté. Interrogé sur les raisons pour lesquelles les énarques choisissaient de plus en plus souvent le secteur privé de préférence à l’administration, un ancien étudiant, récemment sorti de l’école, répondait que les ministères, en France, avaient désormais recours à de grands cabinets de consultants plutôt qu’aux diplômés de l’ENA lorsqu’il s’agissait de prendre des décisions stratégiques.

Le gouvernement français a signé au moins 575 contrats avec des consultants privés depuis octobre 2018, pour des services qui vont de la conception de plans de relance économique à la mise en place de la transition vers la sobriété en carbone ou à la lutte contre le Covid-19: c’est McKinsey & Company, non le ministère de la Santé, qui semble diriger la campagne de vaccination dans le pays. De même, le système de dépistage et de traçage du Covid-19 a presque entièrement été conçu au Royaume-Uni par des consultants ou des sociétés de services externalisées. Le gouvernement britannique a même fait appel à des consultants pour le conseiller sur la réduction de sa dépendance aux consultants.

 Attirer les talents vers le secteur public

Dès lors que les gouvernements confient à des sociétés extérieures les tâches les plus intéressantes, l’Etat doit s’attendre à ce que certains de ses meilleurs serviteurs le quittent. En revanche, les services publics avisés, par exemple à Singapour, offrent à leurs meilleurs collaborateurs la responsabilité de missions stratégiquement importantes afin de s’assurer de leur fidélité à leur poste et de favoriser l’épanouissement de leurs compétences.

En outre, lorsque les responsables politiques et leurs conseillers dénigrent les «bureaucrates» ou le «blob» (pour reprendre la formule d’un ancien conseiller du gouvernement britannique), il se pourrait qu’ils ne fassent que lancer des prophéties autoréalisatrices. Si le récit affirme l’inutilité du secteur public, quel espoir pourrait-on nourrir d’y attirer et d’y garder des gens de valeur?

La réussite de la campagne de vaccination contre le Covid-19 en Grande-Bretagne souligne l’avantage que peut représenter le maintien du gouvernement au poste de pilotage, renforcé qui plus est par la bonne volonté des dirigeants du secteur privé qui contribuent gracieusement à l’effort commun. Une telle organisation combine au meilleur du secteur public,  la confiance des gens dans les institutions qui les vaccinent, les avantages d’une évaluation des risques et d’une gestion des ressources relevant des méthodes du capital-risque.

Trois semaines après l’annonce de Macron, il est désormais clair qu’il n’abolit pas l’ENA mais réduit plutôt ses effectifs annuels (qui passent de 80 à 40 élèves) et change le nom de l’école. Le défi pour la France est de construire une administration publique suffisamment ambitieuse pour attirer des femmes et des hommes de conviction et de talent, mais aussi d’en ouvrir le recrutement à un échantillon beaucoup plus représentatif de la société. Ce n’est pas avec un bricolage de l’ENA qu’on y parviendra.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

© Project Syndicate 1995–2021

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